Creativ Festival – Lisbonne

Casa di Comum 22 – 24 novembre 2024 (Merci à Nuno Martins pour les photos) Ernesto, voix grave, regard bleu, violon alto et organisateur du Creativ Festival depuis dix-huit ans. Ultime refuge de la Free Music historique de la vieille Europe. Lisbonne a pris le relais de Londres, Berlin, Amsterdam. La différence avec les Festivals des années 80 en Europe du Nord est qu’il y a maintenant plus de femmes musiciennes et plus de public féminin. Bien sûr il y avait Irène Schweizer, Annick Nozati, Lindsay Cooper et quelques autres pionnières dans chaque pays… L’aventure Free Music a évolué vers une mixité sans autre forme de parité que la créativité. Malheureusement, depuis le Covid, la ville est en voie de gentrification accélérée. Le cout des loyers et des hôtels s’envole, les prix sont inflationnistes comme partout. Place au tourisme de luxe. Historiquement, les artistes et les musiciens toujours fauchés s’installaient dans les villes où la vie était bon marché. Dans les années 70 c’était Brooklyn à NY, dans les années 90 Berlin après la chute du mur. Pendant longtemps, Lisbonne faisait partie des villes où l’on pouvait vivre cool pour pas cher. Maintenant, les musiciens s’éparpillent partout et nulle part. Les artistes se cachent à la campagne du moment qu’il y a du wifi pour être connecté au monde. Ce Festival est comme un rayon de soleil qui perce derrière les nuages de la mondialisation.

Ouverture : le groupe Arpyies composé de la grande Maria Do Mar au violon; Catarina Silva : cor d’harmonie, instrument rarissime échappé de l’orchestre symphonique et Ana Albino très discrète guitariste, élégante comme un courant d’électricité imperceptible traversant l’âme. Les filles entre elles font du bon boulot ! Good music ! Deuxième trio de la soirée Karoline Leblanc au piano, Fred Lonberg-Holm au violoncelle électrifié et Paulo Ferreira Lopes batterie (deux cymbales, une caisse claire, des chiffons et mailloches douces). Écoute intense de l’ordre de la télépathie entre les musiciens. Érotisme sublimé dans la virtuosité du discours. Les oreilles s’installent dans un niveau confortable de décibels modérés. Dernier groupe de la soirée : la frêle saxophoniste alto Joana Sá (mais brillante instrumentiste) campée entre deux gaillards du mur de son, Messieurs Abdul Moimême et Carlos Santos. Les deux mecs pilotent des synthés analogiques qui balancent de l’infra-basse cardiaque au sifflement aigu vénéneux. La jeune femme très décontractée explore le monde des doubles sons situés dans la palette des techniques étendues de jeu de saxo. Solide culture classique cachée par la modernité du discours. Un set à la fois statique comme si ne fut jouée qu’une seule note d’une demi-heure et mobile comme un kaléidoscope de timbres toujours changeant. La saxophoniste plane comme un ange au dessus des synthétiseurs (ou comme un drone survolant la technologie mystique).

En paraphrasant la théorie quantique, je peux affirmer que le seul fait d’écouter un objet sonore le transforme dans les méninges de l’auditeur. Écrire un compte-rendu de musique improvisée est quasi impossible, surtout le deuxième jour où j’étais programmé. J’aime faire le vide dans mon esprit avant de jouer. Cette fois j’étais submergé de sons et d’idées, assis sagement à écouter les autres, avant de jouer. Début de soirée : Guilherme Rodrigues au violoncelle, Maria Radich voix et Richard Scott synthétiseurs analogiques. Écoute très réactive entre les musiciens. Très belle sonorité du violoncelle mélangé aux modules du synthé. Maria survole les deux gaillards avec sa voix gutturale et grave. Elle harangue le public de douces onomatopées. Prophète féminin de la free music. Elle transforme le public en poussière de son. Elle avale l’instant sonore et emmène la musique dans la voie où personne ne va : l’inconnu lyrique. Deuxième groupe : Carlos Zingaro au violon, João Madeira à la contrebasse et Carlos Bechegas à la flûte traversière. João qui m’a aimablement logé pendant mon séjour et Zingaro que j’avais connu il y a 45 ans dans l’atelier de Steve Lacy au Festival de Chateauvallon (France). Leur trio est extrêmement virtuose. La double croche est l’unité de base de leur discours. Ils foncent dans l’inconnu dans le plus pur style Free Music. Ensuite j’ai joué en trio avec Miguel Mira au violoncelle et Monsieur Trinité aux percussions, un de mes plus vieux amis, je le connais depuis 53 ans. Nous n’avions pas fait de soundcheck pour des circonstances malheureuses d’organisation. Des groupes avaient été intervertis dans l’ordre du concert au dernier moment. J’ai eu l’impression que nous avions bien joué. Je n’ai pu récupérer aucun enregistrement ni vidéo, alors je ne peux me prononcer. Impossible d’être juge et partie. C’était un grand plaisir d’improviser avec ces deux gars. Ils ont particulièrement bien joué ce soir là. Nous totalisons presque deux siècles d’âge à trois bonhommes. Ensuite j’ai parlé au bar de la « Casa do Comum » avec une femme très sexy. J’étais assourdi par le bruit des conversations et je n’ai rien compris de ce qu’elle me racontais en anglais. Je suis sourd d’une oreille et l’après-concert dans un bar archi-comble était une torture mentale. Avait-elle aimé notre concert ou m’expliquait-elle pourquoi quelque chose n’allait pas ? J’ai eu un doute. Elle m’aurait proposé de coucher avec elle que je n’aurais pas non plus compris. La musique improvisée est un moment privilégié qui disparait ensuite dans la sensation du souvenir mastiqué par la mémoire avant d’être recraché dans l’oubli…

Troisième et dernier jour. Flak, guitare électrique entourée par deux femmes : Carla Santana aux synthétiseurs analogiques et Luisa Goncalves au piano. Duo entre les deux instruments harmoniques de Luisa et Flak avec ponctuations de Carla (avec qui j’avais eu le plaisir de jouer avant le Covid) qui balance quatre formes d’onde générant un bruit industriel menaçant. Ensuite, elle sample des goutes d’eau suintant dans un atterrissage poétique de fusion bruit et musique. Jouent en deuxième Ernesto Rodrigues au violon alto, Jung-Jae Kim au saxo ténor et Alvaro Rosso à la contrebasse. J’avais eu par le passé l’honneur de jouer avec Alvaro et aussi avec Ernesto, organisateur du Festival. Ernesto à fond de train acoustique avec un archet en forme d’arc pour viser au cœur de l’improvisation. Alvaro trace le chemin en pur virtuose et le jeune saxo Coréen du Sud accompagne en sons multiphoniques très doux pas agressifs comme c’est souvent cas au saxo. Son souffle est un mélange d’Evan Parker dans le gant de velours de Ben Webster. J’étais conquis par son jeu. Ensuite, pour finir la soirée avant le grand orchestre Isotope : Nuno Torres au saxo alto, João Silva à la trompette avec sourdine et André Hencleeday, jeune gars couvert de tatouages, au piano avec clavier fermé. Pianiste virtuose de formation classique, il a décidé de ne pas toucher les touches de nacre pour communiquer avec le public. Il passera tout le concert debout, plié dans la table d’harmonie du clavier avec divers cymbales, woodblocks et objets. Le saxo joue quelques multiphoniques très doux puis on entendra le souffle mêlé à celui de la trompette dans un discours ultra minimaliste dans l’esprit du groupe IKB d’Ernesto. Esthétique néo-cagienne très radicale. Mise en espace de microparticules sonores à peine audibles contenues dans ce qu’il est convenu d’appeler le silence.

Pour finir la soirée, le grand orchestre Isotope. Il est dimanche 22 heures. Le programme annonçait la fin du Festival à 21h. La jeune femme ingénieur du son et régisseuse annonce qu’elle s’en va ! Attitude syndicaliste robuste… Elle a fini son boulot ! Pour un gars de ma génération, il est inconcevable qu’un responsable d’un Festival de Free Music quitte le navire avant la fin. Engueulades générales. Confusion. Coup de téléphone au patron qui envoie son fils pour prendre le relais et permettre à la fin de se dérouler : un orchestre d’une vingtaine de musiciens ayant participé aux trois jours de festival venus pour une improvisation collective. La moitié du public est partie. La confusion aura duré une bonne demi-heure. J’ai réussi à lancer la vidéo générative que j’avais préparée sur le logiciel TouchDesigner, une sorte de peinture électronique générée par des algorithmes complexes gouvernés par le hasard (non par l’Intelligence artificielle). Du coup, j’étais le dernier à m’installer sur scène et j’étais coincé en équilibre instable entre deux saxophonistes et la pianiste. Cette fois, Ernesto ne fait pas mine de diriger l’orchestre. Il joue en regardant le public qui est resté. Écoute intense. Le niveau sonore assez retenu n’atteint jamais le triple forte. L’élégance du jeu dans les orchestres d’Ernesto est de ne pas se mettre en avant. L’ensemble donne presque l’impression confortable de la musique répétitive. Isotope is theTop !