Thai Tattoo Europa Bye

Extrait de mon journal avant le concert : Ce n’est pas le moment de faiblir et encore moins de douter de moi. Je dois préparer sérieusement le concert à Noise House Lat Phrao de Bangkok. Des gens croient en moi et attendent une bonne performance de ma part. Mon set electro fonctionne bien. Je dois me concentrer et m’organiser. J’ai préparé des samples comme un poème pour « Vocoder » pour ce duo « Thai Tattoo Europa Bye ».

White noise. Pink noise. Brownian noise. Blue noise. Red noise. Tattoo noise. Thai noise. Europa noise. Bye bye noise. House noise. Jetlag noise. Sex noise. Fuck noise…

L’électro un jour ça fonctionne et l’autre pas… Est-ce mon oreille qui entend un truc différent le lendemain ou mon mental qui ne comprend soudainement plus rien. Je croyais maitriser une configuration informatique sur « Live d’Ableton », mais j’ai tout oublié. La chaleur excessive dissous mes connaissances et surchauffe le processeur de mon ordinateur. Pour quelle raison rajouter une couche de sonorité électronique au son acoustique du saxophone, comme une couche de peinture affreuse sur une statue en marbre ou en or. Pourquoi brouiller le pur son du saxophone avec une avalanche de filtres, déphasage, écho ou ring modulator (addition plus soustraction de fréquence). Depuis mon ancien trio « Ring Sax Modulator », je définis cette démarche comme une métaphore de maladie électronique qui ronge le son du saxophone. J’hésite à continuer : mon matériel électronique de voyage est constitué de bric et de broc. Je préfère ne pas utiliser mon projet si je ne suis pas sûr de sa robustesse sur scène. Qui peut le plus peut le moins. Peut-être qu’un ou deux réglages sauvages pourront fonctionner. Le public de « la maison du bruit » adore les trucs expérimentaux et plutôt bruyants.

Extrait de mon journal après le concert : Je n’ai pas utilisé le poème Vocoder. J’ai fait le concert en duo avec Wannarit Pongprayoon : « Thai Tattoo Europa Bye ». La musique était réussie au delà de mes espérances mais le public de Noise House Lat Phrao  n’était pas au rendez-vous. Le mixage de notre duo, à l’écoute de l’enregistrement, était plutôt raté : Wannarit aux synthétiseurs est trop derrière et moi trop devant dans l’espace stéréo. Je demande toujours une réverbération longue pour rentrer dans le mix surtout face à des machines synthétiques. Mais cette fois c’est l’inverse, on a l’impression que ce sont les machines qui sont en dehors du mix ! C’est un comble ! De plus le mélange saxo naturel et son du saxo transformé par Moogerfooger mets trop le son naturel en avant. Ce n’était pas évident à mixer et les deux jeunes à la console de mixage n’avaient aucune expérience. Ceci dit j’étais très heureux de jouer et je trouve le résultat super. C’est une des rares fois ou je ne suis pas furieux après moi de m’entendre. Il y avait deux autres groupes à l’affiche : Kota Amatuti Taki guitariste japonais dans le style bruitiste violent de Sonny Sharrock et B35 où joue mon ami Don Pengboon. Le leader est Kantaphong, excellent et dynamique joueur du traditionnel hautbois « Pi Nai ». Musique très originale, free jazz avec une thématique traditionnelle de musique Thai. Je suis très concerné par cette démarche. Kantaphong est aussi un photographe pertinent. Il a fait une série de photos très originales du duo. J’ai laissé ma valise à Jomtien et mes instruments de musique à la salle de concert. Je vais voyager léger. Fin des trois prestations vers 23h. Je m’apprêtais à retourner à mon hôtel quand une pluie tropicale s’est mise à dégringoler. Des flots de pluie tombent du ciel. Impossible de quitter la « Noise House ». J’étais épuisé de fatigue.

Encore merci à Kantaphong pour les photos.

Bangkok Scratch

J’ai essayé de maîtriser ce qui m’arrivait, à la manière de l’expérience du Peyotl chez les chamans indiens (sorte de voyage aller-retour vers la mort grâce à l’intoxication par le Peyotl). Finalement les tremblements se sont arrêtés. C’était une intoxication intestinale due à l’alimentation. Street food ou bactérie d’un esquimau glacé industriel ?

Le soir suivant, j’ai fait le concert Bangkok Scratch avec Pengboon Don dans la superbe salle « House of Tri », j’ai souffert, mais ça s’est bien passé. J’ai assuré comme on dit chez les musiciens. Mais en réalité, je n’ai pas bien joué. Certaines fois, la fièvre aide à se surpasser en jouant du saxo à haut niveau. J’étais déconcentré. J’avais mal calé le lancement de la vidéo : il manquait les dix premières minutes. Le principe de ces vidéos est un Hommage à Cornelius Cardew & The Scratch Orchestra : au lieu de graphismes servant de partition, c’est la vidéo qui visualise la partition. C’est le contraire du vidéo-clip. J’avais déjà présenté ce projet plusieurs fois à Lisbonne. J’ai pu vérifier que le public apprécie cette démarche jouissive et esthétique. La vidéo fascine dans son rapport ultra subjectif à la musique. C’est malheureux que je ne puisse montrer « Bangkok Scratch » plus souvent. Je suis désabusé. J’ai raté ma carrière de musicien. Ce projet aurait eu du succès dans les festivals si j’avais eu un soutien commercial. Tant pis. Le principal est de l’avoir expérimenté plusieurs fois. J’ai souvent imaginé et rêvé de choses grandioses et géniales mais je n’ai plus abouti à des résultats publics depuis la fin de mon contrat avec Saravah. Je suis un musicien cent pour cent « underground » même si je suis répertorié dans le « Le dictionnaire du Jazz ».

Il y avait à la même affiche l’excellent duo suisse « I’m nobody » musique techno baroque puis « Who Cares » des Australiens sympathiques mais j’étais malade et ne les ai pas écouté et les Russes de « Wetdreamexciter » de Aleksei Kolesnikov et Vera Masyutina

Listenings et Doc(k)s en mars

22 mars, Soirée très réussie Doc(k)s Never Dies à l’atelier Zéro-Un de Marie-José Pillet. J’accompagnais à la clarinette-basse Julien Blaine (je n’ai pas récupéré de photos) et aussi Guylaine Monnier sur son dernier poème. La soirée fut filmée en super 8 super neuf par François Massut. C’était une soirée pour la sortie de la revue Doc(k)s avec Julien Blaine, Guylaine Monnier, Caroline Tricotelle et Ma Decheng (Photos Pauline Andreu, Brunet et X)

Jason Weiss le 25 mars au « Souffle Continu ». Jason Weiss lit son livre Listenings et je l’accompagne à la Clarinette-basse. « Listenings » contient une centaine de textes courts, autour du thème de l’écoute, dont la moitié traite de musique… La plupart des textes sont en anglais, un ou deux, traduits en français. Très belle soirée. Photos Seamas McSwiney.

La clarinette basse est le meilleur instrument pour accompagner la voix humaine. Le saxo est trop claironnant et prends trop de place dans l’espace sonore. Mais en écoutant les enregistrements j’étais assez mécontent de ce que j’avais joué. Maintenant, je m’enregistre systématiquement quand je travaille mon instrument. Comme ça, chaque jour je ne laisse passer aucune erreur et je m’insulte pour chaque fausse note au soprano qui est un instrument aussi périlleux que la clarinette basse.

Playlists Spotify, Deezer et Apple

Il y a vingt ans, les artistes codaient eux-mêmes des petites radios locales sur des sites personnels programmés manuellement. Jean-Jacques Birgé était un précurseur, il avait mis tous ses disques en accès libre sur son site, et je l’avais très vite imité. Mon site est en déshérence mais existe toujours : free.bifteck.free.fr. Maintenant, il faut se faire avaler par des réseaux mondiaux pour se faire entendre par dix personnes et se retrouver avec un robot qui me présente comme ayant 3 auditeurs par mois ce qui est la honteuse réalité. Spotify, Dezeer et Apple font payer un abonnement mensuel de plus de 10 euros par mois. La SACEM me reverse environ 10 centimes par an… Telle est la triste réalité des musiciens indépendants. Heureusement que je n’ai jamais fait de musique pour gagner de l’argent… À votre bon cœur m’sieur dames, cliquez pour faire du trafic, mais surtout pour écouter ces musiques superbes et sans public. Bien sûr vous pouvez toujours écouter l’intégralité de mes disques sur Bandcamp en cliquant sur l’onglet « CD et vinyles » de mon site.

Presque deux heures de musique. Les meilleurs pièces que j’ai faite au cours de ces trente dernières années, des musiques que j’aime toujours. Je vous invite à les écouter et faire tourner cette playlist

Deezer est offert gratuitement pendant 3 mois pour l’achat d’un smartphone. Première impression : à vomir ! On est obligé avant d’écouter quoique ce soit de choisir 15 musiciens pour que le robot concocte un galimatias de playlist soi-disant à mon goût. La plate-forme ne connaît pas Pumpuan Duanjan, l’Edith Piaf de Thaïlande, ce qui n’est pas le cas de Spotify. J’aime chercher un titre de jazz et le comparer à d’autres versions existantes au cours de l’histoire de la musique. J’aime choisir un disque qui fut pressé il y a longtemps ou récemment. C’est devenu impossible sur Deezer. Là encore, j’hallucine, le moteur de recherche ne connaît pas la 7e symphonie de Gustav Malher dirigée par Boulez.

Les disques sont des objets conçus par des musiciens, qu’ils soient matériels comme des vinyles ou virtuels. Les disques ne sont pas conçus par des robots programmés par des malades mentaux qui croient penser à notre place. La plate-forme est architecturée comme une performance de DJ bouffi de bonnes intentions. Le robot devient familier et tutoie le client : « Tu as enfin passé les portes de chez nous ! Sache qu’il n’y a pas de videur, pas de tenue appropriée et que l’happy-hour, c’est tout le temps ! Il suffit de choisir, c’est à la carte. Mets-toi tout de suite dans l’ambiance avec notre sélection » c’est absolument faux : impossible de choisir ! Le robot mélange tout. Insupportable.

White Light et Tinnitus Mojo deux anciens albums très conceptuels, le premier sur l’art et le second sur la surdité m’étant retrouvé avec des acouphènes 24/24 depuis presque vingt ans maintenant

L’app. « Musique » de Apple est un désastre pur et simple. Elle a remplacé « iTune » qui était déjà une merde avec des fonctionnalités intéressantes. À l’achat d’un iPhone, Apple propose 6 mois gratuits à l’essai de « Musique ». Inutile de vous dire que je ne renouvellerai pas… Des trois applications elle a probablement la meilleure qualité de son, mais l’interface est tout simplement n’importe quoi. Ici, le robot décide à la place du client. Tu veux écouter James Brown ? tu auras Marvin Gaye. Tu veux la 7e symphonie ? tu auras la 6e dirigée par quelqu’un d’autre.Tu veux écouter Monk ? tu auras Oscar Peterson. Ils ont la manie de proposer des indispensables  et des classements. Bien sûr, ce n’est pas la peine de chercher des artistes thaïlandais alors que Spotify offre un choix étonnant d’artistes du Luk Thung. La page d’accueil Apple est une vitrine de toutes sortes de trucs dont je n’ai strictement rien à foutre. Je hais ces musiques bâtardes et commerciales. Je hais ces playlist vomies par des robots. Jusqu’à présent je les ignorais, mais maintenant, avec ces saloperies d’app.s c’est devenu comme un supermarché qui te force à acheter des plats cuisinés tout prêts alors que tu veux seulement un kilo de patate et des fruits, le rayon frais est caché dans les chiottes. L’application sur ordi est simplement grotesque. Sur le smart il y a une app. dite « classique » dédiée à la musique classique qui elle trouve immédiatement la 7e symphonie de Gustav Malher dirigées par Boulez. L’app. dite « musique » sur mon ordi n’as toujours pas trouvé au bout d’un quart d’heure. Après avoir tout mélangé, elle me propose de voir ce que mes amis écoutent. Insupportable. Ca me rends dingue ! C’est Ubu disquaire. Ce n’est même pas la peine d’essayer de gérer une playlist de sa propre musique ou de disques indépendants et marginaux des gens que j’aime. Ces interfaces sont encore pire que celles concoctées par les compagnies aériennes dans leurs zincs.

Je voulais proposer à une association comme les allumés du Jazz de construire un serveur indépendant sur mastodon.social mais ça n’intéresse personne. Alors je suis parti sur l’océan avec ma frêle embarcation numérique avec l’intention de traverser l’Atlantique de la musique en solitaire.


Jam Session

Dimanche après-midi j’étais à la jam-session du Sun Sabella, la boite de jazz ultra-chic de Pattaya. Un endroit super avec une déco style Thai médiéval, une bonne acoustique et un public attentif. En général, je fuis comme la peste les jam-sessions. Je suis quasi sourd d’une oreille, j’ai du mal à comprendre ce qu’on me dit en anglais. Je confonds les titres des standards ou alors je les mélange entre eux. J’oublie soudainement les rares titres dont le me souviens. Il y avait deux excellents musiciens japonais : saxo ténor et trompette, un batteur anglais vraiment groovy, un bon bassiste thaï à la cinq cordes fretless et le leader à la guitare, Thomas l’Autrichien qui me regardait de travers si je sortais trop des canons du jazz. La musique et le jazz en particulier sont un langage universel. Le sympathique saxo m’a aidé à ne pas me planter. Et finalement, j’ai fait deux sets sans encombre et quelques sections de cuivres à l’unisson vraiment cool. J’étais épuisé à la fin, car il faut se donner à fond pour être juste et éviter les fausses notes, très périlleuses au saxo soprano.

Je suis retourné quinze jours après à cette jam-session. J’étais le seul souffleur de passage. Les compositions comme les tempos sont choisis au dernier moment. Il faut de l’énergie pour faire face à l’incertitude sur une scène que les gens observent entre deux conversations. Il y a même un réseau de télévision intérieure. Je n’entends quasi rien des instructions que me donne Thomas d’autant plus qu’il est installé du côté de ma mauvaise oreille. Je suis un saxo demi-sourd : voilà la triste vérité. Je fonctionne moitié par télépathie, l’autre moitié est le domaine des bogues et erreurs fatales. Une jam-session n’est pas un concert, elle est un conglomérat d’énergies qui doivent être domestiquées à travers des styles et des cultures différentes. J’ai plutôt un bon niveau de musique, mais je manque d’expérience avec les groupes de pur jazz, et j’ai d’atroces faiblesses psychologiques. Je n’ai aucune confiance en moi et j’arrive même à déraper sur un standard fétiche que je connais par cœur « Love for sale » qui résume tellement bien la situation.

Travailler mon instrument sur la plage est devenu une galère. Lors de mes précédents voyages, je n’avais aucun problème, maintenant c’est chaque fois mésaventure et obstacles. Je dérange un sans domicile fixe qui dort. Les touristes s’arrêtent pour m’observer attentivement puis font des photos. Un vieil expatrié se met à gueuler que j’ai pris sa place habituelle. Un jeune mec défoncé me prends dans ses bras et j’évite un choc de mon instrument. Un enfant adorable s’installe et essaye de toucher le saxo. Un allemand, le visage en sueur, me montre un petit livre relié pleine toile : « Jazz Führer », une collection de biographies des maitres du jazz. Des gros marrons tombent brutalement de l’arbre à cause des écureuils en goguette. De bons copains passent par hasard et on discute amicalement. Pas moyen d’être tranquille. Ensuite, le vent se lève puis le soleil attaque. Je suis arrivé à neuf heures du matin avant les grosses chaleurs. Mais il y a du monde partout, haute saison touristique. Avec en plus le bruit de la circulation effrénée sur la route qui longe la plage : les motos pétaradantes à un haut niveau de décibel, les camions de fruits avec leur haut-parleur récitant la litanie des prix et promotions qui stationnent juste derrière moi, puis les bus de touristes chinois d’une autre planète. Je prends un antibiotique depuis trois jours à la suite d’un problème récurent. Microbes et virus travaillent sans cesse par millions à d’obscures activités maléfiques ou bienfaisantes suivant le destin du hasard. Les antibiotiques troublent la digestion et agissent en effet secondaire sur le cerveau. Mes performances intellectuelles déjà limitées ralentissent encore plus. Toutes sortes de processus chimiques sont modifiés par les médicaments. Aucune concentration, mes mains se trompent de notes. Je fais n’importe quoi dans une crise de paranoïa. Je ne supporte pas d’être entendu quand je travaille mon instrument. J’ai honte de jouer comme un pied. Je doit corriger la position de ma colonne vertébrale. Surveiller la pression de mes lèvres pour une fluidité de la colonne d’air. Veiller à la décontraction des doigts congestionnés par l’arthrose. Travailler la plasticité de la mémoire. Exercer une concentration maximum sur la sonorité pour jouer avec élégance. Enorme entreprise pour rester simplement à niveau et ne pas régresser avec l’âge.

Vidéo par Olga

Je me suis pris la tête avec Thomas lors de sa jam-session du dimanche. La troisième auquel je participais. J’avais de l’affection pour lui mais il m’a pris en grippe dès le début. Il a senti ma certitude que le jazz n’est vivant qu’hors des barrières incendiées par le blues de la liberté. En gros Il a compris que j’étais un fauteur de trouble. Il subit probablement la pression du patron qui l’emploi. La clientèle est une bande de noirs américains et d’européens blancs âgés de plus de quarante ans. Une clientèle bourgeoise aisé, on se croirait à Paris sauf que le décor est plus luxueux. Cette boite sympathique m’est soudainement apparue comme le symbole de tout ce que j’ai détesté dans le jazz depuis cinq décennies. Thomas est titulaire de son poste à l’année. On peut lire en grande lettres avec sa photo en façade : « notre guitariste autrichien joue tous les soirs ». Il est une sorte d’administrateur des standards de jazz et fait tout rentrer dans des cases pires qu’à l’école. Il y avait son pote, un saxo danois qui m’a de suite rejeté avant même de m’entendre. Il ne répond pas à mon salut. Regard fuyant. Il s’est livré à un classique des jam-sessions vieux style : éliminer un musicien voisin considéré comme un concurrent dans une joute de gladiateurs du jazz.

Je croyais ne pas comprendre quand Thomas me parlait, mais en fait, je n’en croyais pas mon unique oreille : il me reprochait toujours quelque chose. J’étais faux sur un unisson avec le ténor. Il est vrai que le soprano demande l’excellence surtout quand le ténor cherche à te planter. Ensuite, Thomas m’a reproché de ne pas suivre la structure de l’improvisation. C’est exact. Je suis une sorte de Don Quichotte à l’assaut des moulins à vent harmoniques protégé des bémols et des dièses par une armure de bécarres. J’arrête mon improvisation en plein milieu d’un cycle. J’avais tort, mais sa conception du jazz est incroyablement rétrograde. Comme si l’histoire du jazz n’avait pas évolué depuis la Seconde Guerre mondiale. Pourtant sur le dernier morceau du set, « Watermelon Man », j’ai assuré le thème impeccable à l’unisson et j’avais fait un chorus qui a déchiré et recueilli les applaudissements du public.

Curieusement j’arrive à mieux comprendre quand Andy, le batteur anglais me cause, pourtant il parle vite mais avec un vrai accent anglais. Il m’a soutenu dès le départ. Il disait que Mozart ou Amy Winehouse (sans me comparer à eux) ont toujours eu des problèmes avec leurs contemporains qui leur reprochaient leur originalité. Quoi qu’il en soit j’ai craqué, j’ai dit à Thomas que je ne viendrai plus à sa foutue jam-session. Il est chez lui, il est bien normal qu’il fasse les choses à son goût mais ce n’est pas le mien. J’aurai dû faire profil bas, mais tant pis, surtout que certains morceaux où je ne jouais pas étaient incroyablement mal interprétés du début à la fin… Et ça ne semblait pas l’inquiéter… Je ne m’étais pas rendu compte à quel point ma surdité de l’oreille gauche pouvait être gênante pour survivre en milieu hostile et s’exprimer dans une langue étrangère. Une infirmité majeure plus importante que je ne l’ai vécue habituellement depuis quinze ans.

Je suis perturbé. Ce genre de mésaventure m’est arrivé souvent avec les gens de la « free music » ou du cinéma. Ce n’est pas une question de style ni même de compétences. J’ai toujours un esprit maléfique qui me surveille et me pousse à me planter. Une sorte de Diable pousse mon doigt d’un demi-ton là où je ne voulais pas aller. J’en suis resté à ce traumatisme de « Carmen » quand j’avais sept ans, le chœur d’enfants dont je faisait parti à l’opéra de Nice avait démarré au mauvais endroit. La terre s’écroulait. C’était juste une petite anicroche dans une partition bien huilée. Tout le monde pardonne une erreur aux enfants. Mais ce mini accident m’aura poursuivi toute ma vie : « c’est de ma faute ! Honte ! Honte ! Honte ! » Me souffle le mauvais esprit : « Caïn tango ».

Il y a deux ans, j’avais commencé le challenge d’apprendre par cœur cent trente standards de jazz, dont certains immortels joués par Parker, Coltrane, Monk, Rollins, etc. Ces compositions souvent issues de musique de film ou de comédies musicales ont le même potentiel émotionnel que les airs d’opéra. Mais nul besoin de subvention ou de machinerie de théâtre gigantesque pour monter la musique de jazz. Un solo ou un trio peuvent atteindre le sublime avec très peu de moyens (mais avec un engagement absolu du musicien). L’histoire du jazz depuis un demi-siècle a montré que l’on pouvait substituer n’importe quel accord par un autre. À force de notes de passage et de notes « étrangères » à l’accord on peux utiliser n’importe quelle note. Miles Davis déclarait : « Il ne faut pas avoir peur des fausses notes en jazz… ça n’existe pas ! » Parker fut le premier à improviser des déluges de croches rapides contenant les dissonantes quartes augmentées secondes majeures et mineures suivi ensuite par Eric Dolphy qui improvisait le total des notes chromatique dans des giclées hallucinantes. De plus les « blues notes » chevilles ouvrières du jazz dissolvent le mode majeur et mineur en un tout coloré. Le phénomène chromatique fut démontré savamment par Coltrane avec son thème « Giant Steps ». Des notes blanches et rondes divisées en doubles croches rapides comme un atome explosé avec noyau harmonique et électrons qui gravitent autour. L’improvisation qui suit le thème sur tempo rapide se transforme en un arc de lumière sonore. La fondamentale de chaque accord devient la note de passage de l’accord suivant. Les 26 accords s’enchainent à grande vitesse et même avec quatre altérations de différence, ils débordent forcement l’un sur l’autre et semblent appartenir à un continuum chromatique. On devine le prélude de la musique modale, de la musique à douze sons puis du free jazz échevelé complètement explosé.

Pour improviser sur un standard, il faut respecter la structure du morceau, savoir compter quatre fois une mesure de quatre temps par container de deux pour jouer l’équivalent de la section « A » du thème de huit mesures puis idem avec le « B », le pont qui module sur une autre tonalité, pour ne pas tomber dans le vide et reprendre avec force le « A » ou éventuellement le « C ». Le secret d’une bonne improvisation par substitution d’accords réside dans une intense concentration pour ne pas se perdre entre le compte de un à quatre. Ça semble évident, mais sans concentration on est vite perdu. On se rend compte dans la vie quotidienne combien on oublie vite une action faite dix secondes avant. Une autre méthode d’improvisation consiste à coller à l’image du thème par des variations voisines des segments mélodiques.

J’avais joué il y a quarante ans dans les petits clubs et dans les rues de Berkeley et San Francisco avec Gina Sbu à l’accordéon. Nous jouions des standards américains et français dans un style déglingué en rupture de bienséance. Les californiens adoraient et nous demandaient si nous venions de New York. Ils pensaient aux phrases déchirées de Tom Waits et de la « No Wave ». Finalement, mon style de jeu n’a pas tellement changé. Je suis devenu plus virtuose dans la déglingue des harmonies comme si je sortais d’un faux sac Vuitton en simili crocodile des grenouilles, lézards et autres axolotls encore vivants.

Maintenant, je travaille mon instrument sur une Coline au pied du « Big Bouddha ». Une sorte de jardin public escarpé et peu fréquenté. Les touristes s’en vont en haut sur le site par cars entiers. Une route monte au sommet, loin des chemins sinueux du jardin. En dessous, il n’y a que quelques sportifs qui s’entrainent et ne s’occupent pas de moi qui m’entraine aussi. Nous sommes à distance respectueuse du Big Bouddha, impressionnante statue dorée de dix mètres de haut qui surplombe la ville. Je fais l’hommage de mes modestes possibilités musicales au Bouddha et aussi à mon vieil ami Philippe Carles qui était décédé juste après mon arrivée. Je pense à lui en jouant ce standard « I Remember You ». Une jeune femme très sexy en tenue de jogging s’entraine à côté. Je lui dis bonjour. Pas de réponse. Elle monte et descend des escaliers munis de casque audio et montre Apple, tout un bazar pour compter ses pas, afficher son rythme cardiaque, écouter de la musique d’ambiance. Elle laisse une grande bouteille d’eau à côté de ses affaires. Pendant son absence un grand singe surgit marchant à trois mètres de moi, comme la « Panthère Rose » très sûre de son fait. Il saisit la bouteille d’eau, la débouche, boit à satiété, la repose et s’en retourne tranquille dans les fourrés de la colline.

Photo par Robert