Dimanche après-midi j’étais à la jam-session du Sun Sabella, la boite de jazz ultra-chic de Pattaya. Un endroit super avec une déco style Thai médiéval, une bonne acoustique et un public attentif. En général, je fuis comme la peste les jam-sessions. Je suis quasi sourd d’une oreille, j’ai du mal à comprendre ce qu’on me dit en anglais. Je confonds les titres des standards ou alors je les mélange entre eux. J’oublie soudainement les rares titres dont le me souviens. Il y avait deux excellents musiciens japonais : saxo ténor et trompette, un batteur anglais vraiment groovy, un bon bassiste thaï à la cinq cordes fretless et le leader à la guitare, Thomas l’Autrichien qui me regardait de travers si je sortais trop des canons du jazz. La musique et le jazz en particulier sont un langage universel. Le sympathique saxo m’a aidé à ne pas me planter. Et finalement, j’ai fait deux sets sans encombre et quelques sections de cuivres à l’unisson vraiment cool. J’étais épuisé à la fin, car il faut se donner à fond pour être juste et éviter les fausses notes, très périlleuses au saxo soprano.
Je suis retourné quinze jours après à cette jam-session. J’étais le seul souffleur de passage. Les compositions comme les tempos sont choisis au dernier moment. Il faut de l’énergie pour faire face à l’incertitude sur une scène que les gens observent entre deux conversations. Il y a même un réseau de télévision intérieure. Je n’entends quasi rien des instructions que me donne Thomas d’autant plus qu’il est installé du côté de ma mauvaise oreille. Je suis un saxo demi-sourd : voilà la triste vérité. Je fonctionne moitié par télépathie, l’autre moitié est le domaine des bogues et erreurs fatales. Une jam-session n’est pas un concert, elle est un conglomérat d’énergies qui doivent être domestiquées à travers des styles et des cultures différentes. J’ai plutôt un bon niveau de musique, mais je manque d’expérience avec les groupes de pur jazz, et j’ai d’atroces faiblesses psychologiques. Je n’ai aucune confiance en moi et j’arrive même à déraper sur un standard fétiche que je connais par cœur « Love for sale » qui résume tellement bien la situation.
Travailler mon instrument sur la plage est devenu une galère. Lors de mes précédents voyages, je n’avais aucun problème, maintenant c’est chaque fois mésaventure et obstacles. Je dérange un sans domicile fixe qui dort. Les touristes s’arrêtent pour m’observer attentivement puis font des photos. Un vieil expatrié se met à gueuler que j’ai pris sa place habituelle. Un jeune mec défoncé me prends dans ses bras et j’évite un choc de mon instrument. Un enfant adorable s’installe et essaye de toucher le saxo. Un allemand, le visage en sueur, me montre un petit livre relié pleine toile : « Jazz Führer », une collection de biographies des maitres du jazz. Des gros marrons tombent brutalement de l’arbre à cause des écureuils en goguette. De bons copains passent par hasard et on discute amicalement. Pas moyen d’être tranquille. Ensuite, le vent se lève puis le soleil attaque. Je suis arrivé à neuf heures du matin avant les grosses chaleurs. Mais il y a du monde partout, haute saison touristique. Avec en plus le bruit de la circulation effrénée sur la route qui longe la plage : les motos pétaradantes à un haut niveau de décibel, les camions de fruits avec leur haut-parleur récitant la litanie des prix et promotions qui stationnent juste derrière moi, puis les bus de touristes chinois d’une autre planète. Je prends un antibiotique depuis trois jours à la suite d’un problème récurent. Microbes et virus travaillent sans cesse par millions à d’obscures activités maléfiques ou bienfaisantes suivant le destin du hasard. Les antibiotiques troublent la digestion et agissent en effet secondaire sur le cerveau. Mes performances intellectuelles déjà limitées ralentissent encore plus. Toutes sortes de processus chimiques sont modifiés par les médicaments. Aucune concentration, mes mains se trompent de notes. Je fais n’importe quoi dans une crise de paranoïa. Je ne supporte pas d’être entendu quand je travaille mon instrument. J’ai honte de jouer comme un pied. Je doit corriger la position de ma colonne vertébrale. Surveiller la pression de mes lèvres pour une fluidité de la colonne d’air. Veiller à la décontraction des doigts congestionnés par l’arthrose. Travailler la plasticité de la mémoire. Exercer une concentration maximum sur la sonorité pour jouer avec élégance. Enorme entreprise pour rester simplement à niveau et ne pas régresser avec l’âge.
Je me suis pris la tête avec Thomas lors de sa jam-session du dimanche. La troisième auquel je participais. J’avais de l’affection pour lui mais il m’a pris en grippe dès le début. Il a senti ma certitude que le jazz n’est vivant qu’hors des barrières incendiées par le blues de la liberté. En gros Il a compris que j’étais un fauteur de trouble. Il subit probablement la pression du patron qui l’emploi. La clientèle est une bande de noirs américains et d’européens blancs âgés de plus de quarante ans. Une clientèle bourgeoise aisé, on se croirait à Paris sauf que le décor est plus luxueux. Cette boite sympathique m’est soudainement apparue comme le symbole de tout ce que j’ai détesté dans le jazz depuis cinq décennies. Thomas est titulaire de son poste à l’année. On peut lire en grande lettres avec sa photo en façade : « notre guitariste autrichien joue tous les soirs ». Il est une sorte d’administrateur des standards de jazz et fait tout rentrer dans des cases pires qu’à l’école. Il y avait son pote, un saxo danois qui m’a de suite rejeté avant même de m’entendre. Il ne répond pas à mon salut. Regard fuyant. Il s’est livré à un classique des jam-sessions vieux style : éliminer un musicien voisin considéré comme un concurrent dans une joute de gladiateurs du jazz.
Je croyais ne pas comprendre quand Thomas me parlait, mais en fait, je n’en croyais pas mon unique oreille : il me reprochait toujours quelque chose. J’étais faux sur un unisson avec le ténor. Il est vrai que le soprano demande l’excellence surtout quand le ténor cherche à te planter. Ensuite, Thomas m’a reproché de ne pas suivre la structure de l’improvisation. C’est exact. Je suis une sorte de Don Quichotte à l’assaut des moulins à vent harmoniques protégé des bémols et des dièses par une armure de bécarres. J’arrête mon improvisation en plein milieu d’un cycle. J’avais tort, mais sa conception du jazz est incroyablement rétrograde. Comme si l’histoire du jazz n’avait pas évolué depuis la Seconde Guerre mondiale. Pourtant sur le dernier morceau du set, « Watermelon Man », j’ai assuré le thème impeccable à l’unisson et j’avais fait un chorus qui a déchiré et recueilli les applaudissements du public.
Curieusement j’arrive à mieux comprendre quand Andy, le batteur anglais me cause, pourtant il parle vite mais avec un vrai accent anglais. Il m’a soutenu dès le départ. Il disait que Mozart ou Amy Winehouse (sans me comparer à eux) ont toujours eu des problèmes avec leurs contemporains qui leur reprochaient leur originalité. Quoi qu’il en soit j’ai craqué, j’ai dit à Thomas que je ne viendrai plus à sa foutue jam-session. Il est chez lui, il est bien normal qu’il fasse les choses à son goût mais ce n’est pas le mien. J’aurai dû faire profil bas, mais tant pis, surtout que certains morceaux où je ne jouais pas étaient incroyablement mal interprétés du début à la fin… Et ça ne semblait pas l’inquiéter… Je ne m’étais pas rendu compte à quel point ma surdité de l’oreille gauche pouvait être gênante pour survivre en milieu hostile et s’exprimer dans une langue étrangère. Une infirmité majeure plus importante que je ne l’ai vécue habituellement depuis quinze ans.
Je suis perturbé. Ce genre de mésaventure m’est arrivé souvent avec les gens de la « free music » ou du cinéma. Ce n’est pas une question de style ni même de compétences. J’ai toujours un esprit maléfique qui me surveille et me pousse à me planter. Une sorte de Diable pousse mon doigt d’un demi-ton là où je ne voulais pas aller. J’en suis resté à ce traumatisme de « Carmen » quand j’avais sept ans, le chœur d’enfants dont je faisait parti à l’opéra de Nice avait démarré au mauvais endroit. La terre s’écroulait. C’était juste une petite anicroche dans une partition bien huilée. Tout le monde pardonne une erreur aux enfants. Mais ce mini accident m’aura poursuivi toute ma vie : « c’est de ma faute ! Honte ! Honte ! Honte ! » Me souffle le mauvais esprit : « Caïn tango ».
Il y a deux ans, j’avais commencé le challenge d’apprendre par cœur cent trente standards de jazz, dont certains immortels joués par Parker, Coltrane, Monk, Rollins, etc. Ces compositions souvent issues de musique de film ou de comédies musicales ont le même potentiel émotionnel que les airs d’opéra. Mais nul besoin de subvention ou de machinerie de théâtre gigantesque pour monter la musique de jazz. Un solo ou un trio peuvent atteindre le sublime avec très peu de moyens (mais avec un engagement absolu du musicien). L’histoire du jazz depuis un demi-siècle a montré que l’on pouvait substituer n’importe quel accord par un autre. À force de notes de passage et de notes « étrangères » à l’accord on peux utiliser n’importe quelle note. Miles Davis déclarait : « Il ne faut pas avoir peur des fausses notes en jazz… ça n’existe pas ! » Parker fut le premier à improviser des déluges de croches rapides contenant les dissonantes quartes augmentées secondes majeures et mineures suivi ensuite par Eric Dolphy qui improvisait le total des notes chromatique dans des giclées hallucinantes. De plus les « blues notes » chevilles ouvrières du jazz dissolvent le mode majeur et mineur en un tout coloré. Le phénomène chromatique fut démontré savamment par Coltrane avec son thème « Giant Steps ». Des notes blanches et rondes divisées en doubles croches rapides comme un atome explosé avec noyau harmonique et électrons qui gravitent autour. L’improvisation qui suit le thème sur tempo rapide se transforme en un arc de lumière sonore. La fondamentale de chaque accord devient la note de passage de l’accord suivant. Les 26 accords s’enchainent à grande vitesse et même avec quatre altérations de différence, ils débordent forcement l’un sur l’autre et semblent appartenir à un continuum chromatique. On devine le prélude de la musique modale, de la musique à douze sons puis du free jazz échevelé complètement explosé.
Pour improviser sur un standard, il faut respecter la structure du morceau, savoir compter quatre fois une mesure de quatre temps par container de deux pour jouer l’équivalent de la section « A » du thème de huit mesures puis idem avec le « B », le pont qui module sur une autre tonalité, pour ne pas tomber dans le vide et reprendre avec force le « A » ou éventuellement le « C ». Le secret d’une bonne improvisation par substitution d’accords réside dans une intense concentration pour ne pas se perdre entre le compte de un à quatre. Ça semble évident, mais sans concentration on est vite perdu. On se rend compte dans la vie quotidienne combien on oublie vite une action faite dix secondes avant. Une autre méthode d’improvisation consiste à coller à l’image du thème par des variations voisines des segments mélodiques.
J’avais joué il y a quarante ans dans les petits clubs et dans les rues de Berkeley et San Francisco avec Gina Sbu à l’accordéon. Nous jouions des standards américains et français dans un style déglingué en rupture de bienséance. Les californiens adoraient et nous demandaient si nous venions de New York. Ils pensaient aux phrases déchirées de Tom Waits et de la « No Wave ». Finalement, mon style de jeu n’a pas tellement changé. Je suis devenu plus virtuose dans la déglingue des harmonies comme si je sortais d’un faux sac Vuitton en simili crocodile des grenouilles, lézards et autres axolotls encore vivants.
Maintenant, je travaille mon instrument sur une Coline au pied du « Big Bouddha ». Une sorte de jardin public escarpé et peu fréquenté. Les touristes s’en vont en haut sur le site par cars entiers. Une route monte au sommet, loin des chemins sinueux du jardin. En dessous, il n’y a que quelques sportifs qui s’entrainent et ne s’occupent pas de moi qui m’entraine aussi. Nous sommes à distance respectueuse du Big Bouddha, impressionnante statue dorée de dix mètres de haut qui surplombe la ville. Je fais l’hommage de mes modestes possibilités musicales au Bouddha et aussi à mon vieil ami Philippe Carles qui était décédé juste après mon arrivée. Je pense à lui en jouant ce standard « I Remember You ». Une jeune femme très sexy en tenue de jogging s’entraine à côté. Je lui dis bonjour. Pas de réponse. Elle monte et descend des escaliers munis de casque audio et montre Apple, tout un bazar pour compter ses pas, afficher son rythme cardiaque, écouter de la musique d’ambiance. Elle laisse une grande bouteille d’eau à côté de ses affaires. Pendant son absence un grand singe surgit marchant à trois mètres de moi, comme la « Panthère Rose » très sûre de son fait. Il saisit la bouteille d’eau, la débouche, boit à satiété, la repose et s’en retourne tranquille dans les fourrés de la colline.